Alfio Signorelli. Tra ceto e censo. Studi sulle Ö©lites urbane nella Sicilia dell'Ottocento. Milano: Franco Angeli, 1999. 254 pp. 38000 lit (cloth), ISBN 978-88-464-1215-7.
Reviewed by Salvatore Adorno (Facolta di Architettura di Reggio Calabria)
Published on H-Urban (October, 1999)
Ce volume réunit une série d'articles parus entre 1988 et 1998, complétés par des mises à jour bibliographiques et agencés de manière à former les chapitres d'un livre. Comme l'auteur l'admet lui-même, cet ouvrage ne se veut pas une reconstruction organique et complète de l'histoire des élites siciliennes au XIXe siècle, mais se propose plutôt d'approfondir, dans le cadre d'une interprétation et d'une méthodologie de recherche cohérente, quelques thèmes et sujets relevant du monde de la bourgeoisie insulaire. Les recherches présentées se situent dans leur ensemble au point de rencontre de deux courants historiographiques : d'une part, le débat sur la constitution et transformation des identités bourgeoises dans l'Europe du XIXe siècle, d'autre part, le regard critique porté sur les interprétations du méridionalisme classique par un vaste secteur de l'historiographie italienne. L'ouvrage apparaît ainsi à la fois comme le moment de synthèse d'un parcours de recherche individuel et l'occasion d'une réflexion sur les issues de ces débats. Il serait donc utile, avant de passer en revue les sujets abordés par les différents articles, de présenter brièvement leur contexte historiographique.
La controverse révisionniste à l'égard de la littérature méridionaliste a eu le mérite de ramener les interprétations libéral-conservatrices de Sonnino, Franchetti, Fortunato et Villari, ainsi que celles radical-démocratiques de Salvemini, Sturzo, Dorso, y compris la variante communiste de Gramsci, sur le plan de la controverse culturelle, politique et idéologique dont elles étaient issues. En postulant une nette distinction entre Histoire de la question méridionale, au sens d'histoire des interprétations des contemporains, et Histoire du 'Mezzogiorno', au sens d'enquête sur les processus réels de transformation de la société méridionale, on a pu délivrer la deuxième du poids des anciens modèles interprétatifs du méridionalisme classique en l'ouvrant en même temps aux interrogations surgies au sein du débat européen sur l'histoire sociale, urbaine et des institutions. L'ouvrage de Signorelli est largement redevable de cet itinéraire (1).
En effet, ce n'est par hasard que l'article introductif se propose de démonter l'un des stéréotypes les plus tenaces parmi ceux que l'historiographie méridionaliste a construit à propos du 'Mezzogiorno' en général et de la Sicile en particulier, à savoir l'image d'une région éminemment agricole, caractérisée par une compartimentation sociale bipolaire extrêmement sommaire : d'un côté, la propriété latifondiaire absentéiste, de l'autre, la paysannerie pauvre. Ce modèle bipolaire a donné lieu à la construction d'interprétations méridionalistes sophistiquées, construite sur des arrière-plans politiques opposés. D'un côté, la lecture progressiste de Gramsci, qui voyait dans l'absence de réforme agraire la cause de l'arriération économique du 'Mezzogiorno' et découvrait dans la lutte contre le 'latifundium' et dans l'alliance entre le prolétariat des villes septentrionales et la paysannerie méridionale la clé de voûte de la démocratie italienne. De l'autre, la lecture libérale, qui voyait dans l'État italien, son protectionnisme et son industrialisme, les causes du non-développement du 'Mezzogiorno', et suggérait comme réponse à la colonisation par le Nord un bloc corporatif entre propriétaires et paysans dans le Sud. Ces interprétations, qui tournaient autour du rôle politique et économique principal des classes agraires, dominantes comme subalternes, ont fait des villes méridionales et de leurs catégories sociales un sujet marginal et subsidiaire de la recherche historique, dépourvu d'une capacité explicative autonome des processus de transformation de la société. Dans les recherches qui s'inspirent de ces modèles a ainsi prévalu la description des grandes villes comme lieux de consommation parasitaire des rentes des latinfundistes, et la peinture des centres moyens comme dortoirs désolés des masses de salariés agricoles, dépourvus de caractères fonctionnels et morphologiques élémentaires de l'agrégation urbaine. Si la rente foncière et le travail de la paysannerie demeurent donc les protagonistes principaux de la vie des petites villes, le monde varié des bourgeoisies productives et professionnelles des grands centres urbains joue le rôle d'un sujet politiquement subalterne au profil sociographique amorphe.
Les travaux de Signorelli s'insèrent dans un courant de recherche équipé de méthodologies sophistiquées, attentif à la fouille d'archives et de documents, culturellement aguerri, qui renverse les données de fond de cette interprétation pour la période qui s'ouvre dans les années 1980. Ce sont les années où les rapides processus d'urbanisation et de modernisation de la société méridionale, combinés à la marginalité du rôle pris par le 'latifondium' et à la croissance des classes moyennes citadines, font surgir des nouvelles interrogations qui recherchent les racines lointaines de ces phénomènes, la continuité et les ruptures, les temps, les modes, les disparités territoriales par lesquels la modernité s'est installée dans le Midi. Les villes avec leurs habitants deviennent alors les nouveaux sujets de l'histoire du 'Mezzogiorno', et le regard attentif porté sur les campagnes se déplace du 'latifondium' céréalier, exploité pour l'auto-consommation et le marché intérieur, vers les cultures arbustives à exploitation intensive orientée à l'exportation, tels que l'olivier, la vigne et les agrumes. On observe un renversement des intérêts des historiens, jadis attentifs à souligner les traits de l'arriération économique et du non-développement et désormais soucieux de valoriser les éléments de dynamisme et de modernité.
Les nouveaux acquis du débat historiographique vont dans le même sens. Les issues de l'histoire urbaine, notamment française, jouent un rôle important dans la définition de la centralité des villes comme sujets de recherche. L'acquis théorique de l'autonomie des processus d'urbanisation par rapport aux processus d'industrialisation ramène au centre de l'attention les classes moyennes citadines, dans lesquelles on voit un produit typique du développement de la ville au XIXe siècle. Loin de faire figure de sous-produit urbain d'une réalité agricole sous-développée, les artisans des villes méridionales, les marchands, les employés, les individus exerçant une profession libérale apparaissent plutôt, aux yeux de l'historien, comme l'un des multiples exemples de bourgeoisies européennes 'non-entrepreneuriales'. De plus, l'attention prêtée à la dimension démographique quantitative dans la définition du rang des villes et la construction des hiérarchies citadines a permis de mettre en relief la consistance de l'ossature urbaine méridionale en général et sicilienne en particulier, en soulignant le rôle central joué par les villes dans l'aménagement du territoire. Beaucoup d'idées intéressantes à cet égard sont contenues dans le recueil d'articles de Signorelli, dont celle sur le polycentrisme urbain affirmé de la Sicile.
Il y a, en outre, dans la nouvelle production historique sur le 'Mezzogiorno', la conscience du fait que les élans de modernisation de la société européenne, dans leurs différentes articulations nationales, n'ont pas suivi un processus linéaire et progressif, mais se sont caractérisées par un entrelacement de l'ancien et du nouveau, par la persévérance de logiques anciennes fondées sur la rente et l'appartenance aux ordres sociaux et l'affirmation d'éthiques nouvelles fondées sur le profit et le mérite, par les accélérations induites par l'essor du système bancaire industriel et la persistance d'économies agricoles peu intégrées au marché. Le 'Mezzogiorno' apparaît ainsi comme un laboratoire de recherche très intéressant, où il est possible de reconstruire cet entrelacement de l'ancien et du nouveau. Les catégories de l'analyse du sous-développement et de l'arriération économique, utilisées jusqu'alors pour expliquer la réalité méridionale, cèdent le pas à celles de la " modernisation difficile " ou de la " modernisation ralentie " (2).
Alors que les premières présupposaient une indifférence absolue de l'aire méridionale par rapport au développement, ou bien un rapport de dépendance de domination de la seconde à l'égard de la première, si bien qu'elles la décrivaient selon des logiques dichotomiques telles que féodalisme/capitalisme, arriération économique/développement, les secondes poussent à la découverte des modes spécifiques selon lesquels cette aire s'intègre aux circuits de l'économie capitaliste, en sédimentant des figures sociales et des aménagements du territoire qui témoignent de la rencontre difficile de la modernité et de la tradition. Cette production historique a ainsi renoncé à l'idée d'un Sud économiquement et culturellement homogène en soulignant la disparité, à l'intérieur même de l'aire méridionale, des tableaux économiques, géographiques et culturels selon l'intensité et la qualité de l'intégration aux marchés internationaux, aux circuits culturels nationaux et européens, aux relations politiques et administratives supralocales. Il n'y a plus un Sud arriéré auquel on oppose un Nord développé, mais, à l'intérieur de l'aire méridionale, un tableau mouvant et articulé, caractérisé par la présence simultanée d'aires de pauvreté économique et culturelle et d'aires où s'amoncellent richesse, innovation et aptitudes à entreprendre. L'article intitulé " Il vino siciliano tra traffici e impresa " [Le vin sicilien entre commerces et entreprise] (pp. 147-182) est consacré à deux espaces d'innovation, caractérisés par la production vinicole, Marsala, en Sicile occidentale, et Riposto, en Sicile orientale. Signorelli brosse le tableau d'une agriculture riche qui donne vie à des trends économiques positifs; il se penche sur le réseau complexe des rapports entre producteurs, transformateurs et commerçants, montre les différentes stratégies auxquelles les entrepreneurs de Marsala et de Riposto ont recours pour placer leurs produits sur le marché international. Les figures décrites par Signorelli présentent les caractères typiques de l'entrepreneur sicilien. Elles apparaissent comme le fruit d'une économie périphérique qui avait réussi à nouer des rapports avec les aires fortes de la révolution industrielle, productrice de produits agricoles d'exportation, d'abord grâce à la conjoncture favorable due à la présence anglaise dans l'île et, ensuite, grâce aux politiques libérales. Les entrepreneurs de Marsala et de Riposto s'étaient insérés dans le trend d'expansion commercial qui a perduré jusqu'à la fin des années 1870. Ils travaillaient sur un marché international caractérisé par un haut degré d'incertitude, par des centres d'écoulement forts capables d'imposer des conjonctures aux centres de production faibles. Ils étaient aussi capables de suppléer aux désavantages structuraux relevant de leur position périphérique qui rendait par exemple difficile l'accès aux informations sur le cours des marchés, de même qu'aux désavantages culturels qui s'opposaient à la coopération dans l'entreprise économique, en adoptant une série de stratégies gestionnaires et patrimoniales en vue de la réduction du risque par la " diversification des secteurs d'intervention, la distribution du risque sur une vaste panoplie d'initiatives, la tendance à faire des investissement facilement démobilisables " (p. 182). Morcellement de l'activité productive et manque absolu de spécialisation représentent donc les stratégies mises en place par les entrepreneurs siciliens en vue de leur intégration et de leur adaptation aux circuits du marché capitaliste.
Bien sûr, les personnages décrits par Signorelli n'ont pas les caractères idéal-typiques de l'entrepreneur sombartien, mais ils ne présentent pas non plus le profil de sujets oeuvrant dans une économie pré-capitaliste caractérisée par la persistance de résidus féodaux. On observe plutôt une situation dans laquelle les lourds conditionnements géographiques et historiques, qui situent la Sicile à la périphérie de centres importants de la première révolution industrielle, n'empêchent pas la formation d'une bourgeoisie d'entreprise capable d'orienter ses conduites vers la logique du profit typique d'une économie capitaliste. Les conduites et les stratégies économiques s'adaptent donc à des contextes culturels et structuraux qui pénalisent le plein essor de la rationalité capitaliste. Ce sera la crise des années 1880 qui opérera une sélection des entreprises en imposant des processus drastiques de rationalisation, de spécialisation et d'homologation aux modèles de l'entreprise capitaliste. L'étude des bourgeoisies d'entreprise n'épuise cependant pas l'univers des élites urbaines au XIXe siècle. Un poids considérable est donné, dans l'ouvrage de Signorelli, au débat sur les bourgeoisies et aristocraties européennes au XIXe siècle : leurs articulations intérieures, les différents parcours nationaux, l'incidence des facteurs extra-économiques dans la construction complexe des identités sociales et culturelles, dans la définition de statut et dans la création des mécanismes de différenciation sociale. L'études des élites siciliennes se déplace ainsi des profils économiques aux profils sociaux, juridiques, symboliques et culturels. C'est dans ce contexte qui se situe l'article " Borghesie urbane tra ceto e censo " [Bourgeoisies urbaines entre ordre et patrimoine] (pp. 37-57), qui aborde le problème de la permanence de formes d'identités sociales relevant des appartenances aux ordres dans le siècle bourgeois, ce siècle qui par contre édifie ses hiérarchies sur les disparités de richesse. Le concept d'ordre ('ceto') désigne, au sens large, l'attribution de statut qui repose sur la reconnaissance de privilèges et juridictions à des groupes sociaux, soit nobles soit civils, tandis que le terme de richesse, de patrimoine ('censo') désigne la conquête de positions sociales et politiques selon la capacité économique, le caractère entreprenant et le mérite.
Quoique Signorelli ne parvienne pas à donner une réponse définitive, préférant laisser son discours ouvert, il paraît privilégier dans l'ensemble l'hypothèse suivant laquelle nombre d'éléments relèvant des logiques des ordres structurées dans les institutions insulaires d'Ancien Régime subsistent à l'époque de la monarchie administrative et de l'État libéral, une fois abolies les institutions juridiques qui les avaient produites. En outre, il souligne l'importance de ces persistances non seulement au sein de la noblesse, où l'on s'attend à les retrouver, mais aussi dans les milieux bourgeois qui auraient dû adhérer plus facilement aux nouveaux principes de mérite et succès produits par la logique du patrimoine.
Un rôle central est ici joué par les 'civils' (à savoir des non-nobles), ce milieu de la bourgeoisie urbaine qui était liée aux professions libérales, à l'exercice des fonctions publiques et à la propriété de la terre, et qui durant l'Ancien Régime avaient réussi à obtenir un élargissement du système des ordres et à s'insérer dans la structuration du champs politique et dans la gestion du bien publique grâce à la reconnaissance d'un domaine autonome de juridiction. Par la suite, avec la fin du système des ordres et l'introduction du principe de partition de la société selon la richesse, les 'civils' qui administrent les villes siciliennes se trouvent exposés à une logique de mobilité s'exprimant à la fois vers le haut et vers le bas. Cette catégorie sociale peut désormais imiter l'ancienne noblesse et entrer en concurrence avec elle, mais elle doit en même temps se protéger contre les phénomènes de croissance et d'affirmation sociale de la nouvelle bourgeoisie d'entreprise liée aux commerces maritimes et aux transformations foncières, d'une part, et de la bourgeoisie cultivée liée à la production intellectuelle, qui est en train de s'affirmer dans les villes majeures, d'autre part. Entre les deux tensions divergentes qui se manifestent, celle du maintien du statut acquis par rapport à ceux qui font pression du bas et celle de son amélioration par la continuité de parcours de mobilité vers le haut, c'est la première qui semble l'emporter. Les élites bourgeoises siciliennes cherchent à consolider les positions acquises et à les défendre contre de nouveaux prétendants (par le bas, mais aussi 'latéraux'), par la production de pratiques socio-culturelles et la création de dispositifs symboliques qui reproduisent les anciennes distinctions d'ordres, désormais dépourvues de substance juridique. Dans une première phase assez longue, que Signorelli fait remonter à peu près jusqu'à la moitié du siècle, ce furent les lieux de sociabilité, les cafés, les clubs nommés 'circoli', les cabinets de lecture et les associations qui jouèrent un rôle fondamental dans la reproduction des différences d'ordres par des pratiques rigoureuses de contrôle et de sélection de leurs membres. " La condition 'civile' exigée pour l'accès à ces associations - explique l'auteur - continuait à être perçue comme une
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Salvatore Adorno. Review of Signorelli, Alfio, Tra ceto e censo. Studi sulle Ö©lites urbane nella Sicilia dell'Ottocento.
H-Urban, H-Net Reviews.
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