Guy Saupin. Nantes au XVIIe siècle: vie politique et société urbaine. Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 1996. 523 pp. ISBN 978-2-86847-196-3.
Reviewed by Natacha Coquery (Université de Tours)
Published on H-Urban (June, 1997)
L'histoire politique de la France moderne se porte bien. Loin d'etre un genre demode, elle connait un renouveau vivifie par les approches sociales et culturelles. En temoignent les colloques deja anciens du C.N.R.S. sur Prosopographie et genese de l'etat moderne, 1984,[1] les divers articles de Robert Descimon sur l'echevinage parisien aux XVIe et XVIIe siecles[2] et l'ouvrage de Philippe Guignet.[3] Notons aussi le tout recent colloque de Limoges sur "Les "officiers moyens" a l'epoque moderne", tenu en avril 1997 et, a venir, le colloque de Tours sur "Construction, reproduction et representations des patriciats urbains de l'antiquite au XXe siecle", qui aura lieu en septembre 1998. La genese de l'etat moderne et l'etude des oligarchies locales continuent ainsi de susciter les recherches, et la these de Guy Saupin en est un bel exemple.
L'auteur s'est donc attele a l'etude approfondie de la vie politique d'une grande ville de province (Nantes compte 42,000 habitants en 1700). Il a choisi le cadre d'un long XVIIe siecle, de la fin de la Ligue (1598) a la premiere installation du subdelegue en poste comme maire de Nantes (1720), qui marque la prise en main definitive de la municipalite par le pouvoir monarchique. Comment s'exerce le pouvoir municipal? Quels sont ses liens avec le pouvoir monarchique? Sur quelles bases sociales s'appuie-t-il? Comment se reproduit le groupe dirigeant? Voila quelques-unes des questions auxquelles il faut repondre pour comprendre l'evolution de la vie politique urbaine et, plus largement, l'evolution de l'etat moderne sous l'Ancien Regime. D'emblee, l'auteur s'insurge contre l'idee repandue sur la sclerose de la vie municipale et le deperissement des administrations locales.[4] Le style clair et concis rend la lecture de cet ouvrage exhaustif aisee, qualite d'autant plus appreciee que l'histoire institutionnelle peut revetir un aspect rebarbatif. Sources manuscrites et bibliographie (477 titres) sont parfaitement presentees.
Le livre se divise en treize chapitres. Un seul regret: les transitions ne sont pas toujours explicites de l'un a l'autre; des separations moins nombreuses auraient sans doute mieux mis en valeur la problematique d'ensemble. Les cinq premiers chapitres relevent plus specifiquement de l'histoire institutionnelle et presentent le corps de ville, les relations entre la municipalite et l'administration royale, les elections et les assemblees, et enfin la milice bourgeoise. Les quatre suivants sont consacres a l'etude socio-economique des notables nantais: les origines sociales et geographiques, l'environnement familial, la composition des fortunes, l'evolution sociale de l'echevinage. Enfin, dans les quatre derniers chapitres, l'auteur analyse les relations entre vie politique et societe urbaine: l'examen des carrieres, de l'anoblissement municipal, de la cooptation oligarchique et du renouvellement des familles permet de comprendre comment se construit et s'affirme la notabilite.
Creee en 1564, la municipalite nantaise, tout comme la jurade bordelaise, le capitoulat toulousain ou l'echevinage parisien, fait partie du modele a executif restreint, a l'oppose des bureaux angevin, lillois ou rouennais, plus etoffes. Le corps de ville, compose du bureau servant (le maire, six echevins, le procureur-syndic et le greffier) et de l'ancien bureau (maires, echevins et syndics sortis de charge), incarne la communaute des habitants. Avec 80 ou 90 reunions annuelles, le bureau servant en est bien le veritable organe directeur. Son autorite s'exerce dans quatre domaines essentiels. Sa principale priorite reste de faciliter l'approvisionnement du marche pour eviter toute revolte frumentaire, notamment lors des crises (1631, 1650, 1662, 1699, 1709); d'ou un interventionnisme permanent (respect des prix negocies avec les delegues des corporations, surveillance des marches et boutiques ) qui n'empeche pas les fraudes. La politique d'assistance medicale represente une lourde charge, surtout dans la premiere moitie du siecle ou sevissent les attaques de peste. En l'absence de grande operation d'urbanisme (le premier grand urbaniste nantais est Gerard Mellier, maire de 1720 a 1729), l'essentiel des efforts en matiere de travaux publics concerne le pavage des rues, chemins et places et, surtout, la refection reguliere des ponts endommages par la Loire. Enfin, face aux pressions du pouvoir central, le bureau s'attache a defendre ses privileges, notamment financiers et commerciaux, sans y reussir vraiment; en 1598, la ville perd le controle electoral en 1667, l'anoblissement echevinal, etc. Les grandes fetes civiles et religieuses, toujours marquees par des querelles de preseance, sont l'occasion d'affirmer sa dignite face aux autres pouvoirs, tel le presidial. Mais la encore le rituel se transforme en celebration de la gloire du roi, releguant les responsables politiques au rang de spectateurs passifs.
Le triomphe de la monarchie absolutiste se traduit en effet par l'emprise croissante de l'administration royale sur le pouvoir municipal. Avec le consulat, la prevote, la chambre des comptes ou la cour de Nantes (senechaussee et presidial), les conflits sont exceptionnels au XVIIe siecle. Les liens avec le parlement de Bretagne, finalement etabli a Rennes (1561), sont plus complexes. Ce tribunal d'appel, gardien de la legislation royale, a autorite pour surveiller la constitutionnalite des arretes municipaux mais sert en meme temps de recours au bureau lorsque les prerogatives de celui-ci sont menacees par d'autres institutions ou de simples citoyens. De plus, siegeant a Rennes, son controle a Nantes n'est jamais pesant. Cette double vocation de surveillance du pouvoir local et de defense des libertes traditionnelles caracterise aussi la fonction de gouverneur. Representant du roi, le gouverneur de Bretagne, membre de la haute noblesse, est le tuteur politique de la communaute: le marechal de La Meilleraye, cousin du cardinal de Richelieu, remplit ce role de 1632 a 1664. Il est l'intermediaire oblige entre la municipalite et le pouvoir central, ce qui lui donne une influence considerable dans la designation des elus locaux (le roi choisit sur une liste de trois candidats preselectionnes par le corps de ville) et dans la negociation des affaires delicates. Il a autorite sur l'ensemble de la police municipale et regle donc la circulation des grains. Ceci etant, l'absenteisme et la surveillance a distance, meme si le gouverneur est represente sur place par le lieutenant ou le commandant, renforce l'autonomie du bureau de ville. La tutelle se limite souvent a cautionner une orientation decidee par la municipalite.
Aussi, la vie politique locale est loin d'etre sclerosee. L'assemblee electorale, par exemple, est ouverte a tous les chefs de famille etablis dans la ville, soit environ 9 000 sous Louis XIV; une minorite de 5 a 6% se deplace a l'Hotel de Ville, dont sans doute un tiers d'artisans et de boutiquiers. L'importance numerique du corps electoral et sa composition sociologique diversifiee, meme si les traditionnelles assemblees ouvertes aux habitants disparaissent au profit de consultations plus etroites, font de Nantes un cas particulier dans la France d'Ancien Regime ou la vie politique locale est souvent beaucoup plus morne. La milice bourgeoise, dont les officiers sont elus par les chefs de famille, contribue aussi a assurer la cohesion globale de la communaute. Le retour regulier de la peur d'une agression militaire (guerre des princes avant 1630, puis conflits maritimes contre Hollandais et anglais) entretient l'illusion de la defense commune et le patriotisme de la cite. En temoigne l'attachement sentimental aux vieilles murailles et aux "douze apotres," les canons de la ville.
Avec la creation de l'intendance de Bretagne en 1689, la province entre vraiment dans le schema de centralisation administrative. L'intendant a toute juridiction sur les affaires municipales, ce qui reduit d'autant le role du parlement et celui du gouverneur. Le reseau des subdelegues se met en place au debut du XVIIIe siecle: Gerard Mellier est recrute par l'intendant en 1710 et conserve cette fonction une fois maire. Sa nomination en 1720 clot definitivement le XVIIe siecle municipal qui avait ete marque, malgre le declin du au regne de Louis XIV, par une relative autonomie d'action du corps de ville.
Comme a Lyon ou dans les villes du Nord de la France, la cooptation garantit la perpetuation de l'oligarchie que se disputent gens de justice et grands marchands. Les ensembles familiaux sont homogenes, tous marques par l'aisance financiere: la bourgeoisie rentiere et la noblesse de robe, les plus riches, s'approprient la charge de maire, le milieu commercant, moins bien loti en moyenne, l'echevinage, la judicature seconde, la fonction de syndic; les professions "mecaniques" sont rejetees. Toutes les composantes de l'elite sociale urbaine se retrouvent donc, chacune a sa place, dans l'administration municipale. L'examen des suffrages nantais revele la promotion des officiers de justice des cours superieures (senechal de Nantes, president du presidial et leurs lieutenants, presidents de la chambre des comptes apparaissent predestines a la direction de la ville) et la faible notoriete des marchands, etonnante dans cette cite negociante, mais qu'il faut lier a la mauvaise image de marque d'une elite marchande autrefois trop liee a la Ligue. Le divorce entre la bourgeoisie commerciale et le corps politique est quasi total dans les deux premiers tiers du siecle. En revanche, suite au retrait de la chambre des comptes et du presidial, les annees 1669-1720 marquent la conquete de l'echevinage par les marchands. Celle-ci traduit cette fois la synergie entre la politique economique d'expansion du pouvoir central et la prise de risques commerciaux de certains marchands entreprenants. Le chapitre dans lequel G. Saupin explique cette evolution sociale de l'echevinage, melant facteurs economiques et politiques, est un passage fort interessant.
La vie politique ne peut se comprendre sans l'etude des constellations familiales, a l'origine de tout un reseau de protections et de recommandations. L'analyse sociale repose ici sur l'examen minutieux des familles des cinquantes maires qui ont dirige la ville pendant la periode (cinq n'en sont pas originaires), de cent echevins et des 19 procureurs-syndics. L'integration aisee des quelques nouveaux-venus, pourvu qu'ils s'enrichissent, et la rotation des notables prouvent l'absence de luttes de clans. On ne peut parler pour Nantes de "caste municipale": si le fait familial domine la distribution du pouvoir local a Nantes (sur 571 notables, 267 (46,8%) sont seuls a illustrer une famille), 10% des ediles seulement font vraiment figure de dynasties (11 familles, au premier rang desquelles les Charette et les Poullain). La recomposition permanente de la classe dirigeante nantaise est donc nettement plus intense que dans les villes du nord etudiees par Ph. Guignet.
Comme l'ecrit G. Saupin a la fin de sa solide etude, "faire l'histoire de la vie politique urbaine francaise au XViie siecle revient a montrer comment se concretise a la base le passage d'une monarchie temperee, fondant son autorite dans l'echange de pouvoirs et de privileges contre le loyalisme generateur d'ordre, a un absolutisme ou le controle centralisateur est justifie par l'affirmation de l'indivisibilite de la souverainete toute incluse dans la personne du roi." Le cas nantais invite a une interpretation nuancee de l'absolutisme: la cite jouant la carte du loyalisme, la monarchie ne touche pas a ses institutions et respecte la reproduction cooptative de sa classe dirigeante. Un compromis est passe entre les elites et la royaute dans une perspective de stabilite basee sur un partage du controle social. Contrairement a ce qu'affirmait Tocqueville, "le champ d'action municipal est un des principaux lieux de conservation de la participation des elites sociales a l'administration du royaume de France."
Notes:
[1]. Culture et ideologie dans la genese de l'Etat moderne, Ecole francaise de Rome, Rome, 1985), La ville, la bourgeoisie et la genese de l'etat moderne, Editions du CNRS, 1988 et L'etat moderne: genese. Bilans et perspectives, Editions du CNRS, 1990.
[2]. Le dernier en date "Le corps de ville et les elections echevinales a Paris aux 16e et 17e siecles. Codification coutumiere et pratiques sociales." Histoire, economie et societe, juin 1994, pp. 507-530.
[3]. Le pouvoir dans la ville au XVIIIe siecle. Pratiques politiques, notabilite et ethique sociale de part et d'autre de la frontiere franco-belge, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1990.
[4]. cf. Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siecle, 1970 ou Roland Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, 1974.
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Natacha Coquery. Review of Saupin, Guy, Nantes au XVIIe siècle: vie politique et société urbaine.
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