Jean-Pierre Bacot. Travail de mémoire, 1914-1998. Paris: Editions Autrement, 1999. 270 pp. (paper), ISBN 978-2-86260-880-8.
Reviewed by Monique Tapie-Pech (L'Universite de Toulouse)
Published on H-Francais (February, 1999)
La collection "Mémoires " des éditions Autrement veut présenter "l'histoire des idées, des sensibilités, des créations dans le monde, au travers de lieux symboles saisis à des moments charnières de bouillonnements ou de rupture ". Elle nous avait proposé l'an dernier un très fructueux numéro d' interrogations sur le métier d'historien "Passés recomposés, Champs et chantiers de l'Histoire ", dirigé par Dominique Julia et Jean Boutier. Issu de huit séminaires tenus au parc de la Vilette d'avril à juin 1998, dans le cadre de la manifestation 1914-1998, le travail de la mémoire, l' ouvrage sur le "travail de Mémoire, 1914-1998, une nécessité dans un siècle de violence " s'inscrit lui dans un cadre pluridisciplinaire et comprend 44 contributions très variées.
Ces séminaires s'articulaient eux-mêmes autour d'expositions consacrées aux massacres du siècle : des ouvres de Christian Caujolle présentées aux Rencontres Internationales de la photographie d'Arles en 1997, consacrées à la mémoire des Cambodgiens victimes de la terreur polpotiste, celles de Gilles Peress préparées pour le Tribunal pénal international pour l' ex-Yougoslavie "Bosnia : avant/après guerre ", et celles qui ont illustré le colloque de l'académie universelle des cultures sur "mémoire et histoire : pourquoi se souvenir ? ". La mise en relation étroite des colloques de la Vilette et des séminaires explique le sens donné à "mémoire " tout au long de l'ouvrage : " mémoire des génocides ", "instrumentalisation du passé ", "nécessité de dire l'horrible ", représenter "le pire que la mort ", dénoncer "le dangereux processus du refoulement ", montrer que "le travail de la mémoire est aussi celui de l'inhumain en nous " mais aussi rappeler que "le Tribunal pénal poursuit son ouvre ".
Le séminaire inaugural s'ouvre sur la question du lien entre la création et le travail de mémoire, entre la représentation et la conservation des faits. Lionel Richard, auteur de l'Art et la Guerre (Flammarion, Paris, 1995) constate le rôle des artistes dans la construction de la mémoire collective. A travers l'exemple de Courbet, il oppose l'art officiel, fabrique de mémoire collective et la mémoire individuelle.
Sylvie Blocher, plasticienne, sensibilisée par son enfance alsacienne aux silences de la mémoire, explique son ouvre consacrée à la découverte de la mémoire involontaire, de la "singularité radicale ".
Esther Gerz-Shalev, plasticienne a entrepris, assistée de Jochen Gerz une réflexion sur le monument, manifestation du savoir collectif et en même temps signe de la relation que chacun entretient avec le passé et le présent. Leurs réalisations, colonne de plomb enfoncée dans le sol, contributions photographiques ou enregistrées sont destinées à s'inscrire dans la mémoire de chacun, pour créer ainsi une responsabilité collective de la mémoire.
Marie Ponchelet, plasticienne relate ses expériences avec des orphelins de Tulza et des femmes rescapées de Srebrenica. Elle souhaite dans ses présentations mettre en valeur "la mémoire et le lieu ", dans "un travail éphémère " pour trouver dans le "négatif des situations une étincelle de positif ".
Anthony Suau, photographe rappelle son rôle "dire la vérité d'une situation que je vois " alors même qu'une photo à la froideur apparente laisse transparaître les émotions du photographe.
Ces articles, différents, posent des questions sur la représentation des moments du monde, sur le lien entre l'artiste et l'événement, sur l' élaboration de l'objet de mémoire.
Le deuxième séminaire, réunissant des historiens, a été dirigé par Michelle Perrot qui commence par définir les divers niveaux de connaissance du passé : archive dont la constitution conditionne les connaissances, mémoire individuelle souvent fragmentaire, collective souvent sélective et histoire, récit, expression d'un savoir, expression d'un pouvoir.
Gilles Manceron rappelle que la mémoire est faite d'oubli, que si, vivre consiste à "fabriquer du passé " un passé oublié, effacé, empoisonne le présent, l'empêche de trouver son ancrage. Ces besoins contradictoires, oublier et se souvenir sont le cadre du travail de l'historien à qui la société demande de construire la connaissance du passé en fonction de ses préoccupations. Mais l'historien, pour Gilles Manceron détient non un devoir de mémoire mais un devoir d'interrogation sur la mémoire pour dissiper les malaises que ressent une société qui fait parfois trop de silence sur son passé.
Emile Temime s'interroge sur la difficulté de "faire l'histoire d'un événement mythifié " à travers l'exemple de la guerre d'Espagne qui a légué une double mémoire, figée de part et d'autre, histoire très officielle et mémoire des vaincus, le travail de l'historien ne devenant possible qu'à partir des années 60.
Marc Ferro analyse le courrier des téléspectateurs à l'occasion de son émission Histoire Parallèle, dont le projet initial était de diagnostiquer la fabrication de l'information. Or le courrier reçu lui a montré que le déroulement en temps réel de l'histoire analysée était une "fabrique de mémoire ", donnant aux simples citoyens un droit à la parole jusque-là plutôt réservé aux organisations et aux élites. Pascal Ory s'interroge sur le rôle demandé à des historiens dans des procès récents, qui fait d'eux des "gardiens de mémoire " (alors qu'il existe des gardiens de mémoire : archivistes, conservateurs...) au risque de transformer l'histoire en simple lecture juridique du passé. Pascal Ory rappelle que le nom même d'Histoire signifie "enquête " et que l'historien ne doit pas porter de jugements au nom de la morale de sa société sur les faits qu'il examine. Benjamin Stora à l'occasion d'un retour en 1998 dans sa ville natale Constantine, salue le travail des intellectuels algériens qui ont choisi de rester et cherchent un sens au désastre arrivé tout en refusant de laisser réduire l'Algérie à cet état de guerre. Il constate le "retour dans l'espace public " de figures jusque là occultées de l'histoire algérienne comme Mohamed Boudiaf ou Ferrat Abbas et constate que "l'histoire poursuit son travail de formation /reconstruction de la nation ".
Ces contributions situent le cadre et les difficultés du travail de l' historien, chercheur ou enseignant, sollicité et/ou tenté de "dire le passé "au sens de dire la loi et permettent de mieux définir son rôle. Laure Adler a animé le troisième séminaire de témoins apportant une réflexion sur leur rôle de témoin, séminaire qui a développé la notion de "devoir de mémoire ".
Hélène Piralian (psychanalyste) consacre son intervention au génocide arménien et à la nécessité ressentie de "maintenir les morts hors du néant". Constatant la négation de ce génocide elle rappelle que les survivants ne peuvent accomplir le travail de deuil qui permet de sortir de la relation bourreau/victime, en trouvant un témoin tiers. Seul ce tiers peut réinscrire les victimes dans la mémoire collective et l'histoire, libérant ainsi les survivants et les descendants pour les rendre à leur propre vie. Et le travail de mémoire peut alors permettre la reconstruction des liens détruits par le génocide.
Paul Garde, linguiste, s'interroge sur les responsabilités du "témoin des traces "et définit les caractéristiques des faux ou mauvais témoignages. " Le vrai témoin c'est donc celui qui dit vrai, qui apporte des faits pertinents, qui appelle les choses par leur nom " ; dans des régions et des situations ou chaque camp ne parle que de ce qu'il a subi et jamais de ce qu 'il a fait, les rumeurs pullulent et l'observation des traces matérielles peut permettre d'en étayer le fondement.
José Kagabo, historien rwandais, fait part de son expérience, de sa double expérience de témoin indirect et d'historien. Témoin indirect car absent du Rwanda en août 1994, il y est revenu aussitôt que possible rechercher sa famille. Historien car même lorsqu'il recherche sa famille il pense en historien. Cette double appartenance se marque pour lui par l'utilisation de plusieurs langues, la sienne, le français et l'anglais qui sont celles des instances internationales. Son expérience lui permet de percevoir à quel point différent les perceptions du massacre : pour les victimes le bourreau est celui qui a exécuté, souvent un voisin bien connu et l'expérience est intransmissible ; pour les témoins, les membres de la commission d'enquête, toutes les responsabilités sont recherchées. De plus l'auteur constate que les témoignages sont analysés avec des critères dont ne disposent pas les survivants et sont validés en français et en anglais, qu'ils ne parlent pas. D'où les interrogations sur la possibilité de transmettre les témoignages. Marc Semo, situe le rôle du journaliste "envoyé spécial " qui est, pour l' opinion, le témoin annonciateur mais qui dépend lui-même totalement des témoignages qu'il doit obtenir dans l'urgence (avant l'heure du journal par exemple.). Pour lui le cas du faux charnier de Timisoara est emblématique de ces problèmes ; l'opinion occidentale attendait des révélations après la chute de Ceaucescu, la course à l'information, le manque de moyens de communication ont permis la diffusion de cette fausse nouvelle. Tous ces éléments sont pour Marc Semo constitutifs du travail du journaliste sur le terrain.
Les quatre contributions définissent ainsi le rôle du témoin, celui qui dit l'indicible, qui permet aux victimes de transmettre et de reprendre le cours de leur vie, si un personnage tiers assure le devoir de mémoire, la transmission des faits subis.
Paul Ricoeur introduisant le quatrième séminaire rappelle que re-présentation fait appel et à la mémoire et à l'imagination, avec leurs caractéristiques opposées : on attend de la mémoire surtout une fidélité (même si l'on en connaît le caractère illusoire) et de l'imagination une créativité. L'activation des deux fait courir le risque du franchissement des barrières entre le réel et l'irréel, puisque le jeu de la re-présentation consiste à aller du souvenir aux "hallucinations de l' imaginaire ".
Pour Paul Ricoeur, l'horrible qui porte la marque de la démesure et de l' excès entraîne la non-adéquation des modes de re-présentation (la difficulté de dire soulignée par l'historien Jose Kagabo) et suscite des modes nouveaux d'expression, hyperboliques ou minimalistes. Myriam Revault-d'Allones, philosophe, constate que dès 1918,les anciens combattants n'ont pu communiquer leur expérience. Car communiquer suppose un langage commun, né d 'une expérience commune d'où peut naître le partage par le récit. Et après 1945 la "littérature des camps " souligne la distance infranchissable entre le vécu et son récit, l'impossibilité de "la parole qui suffoque ". En retournant à Aristote, Myriam Revault d'Allones étudie la représentation comme processus analogique de reconnaissance du semblable, et elle rappelle qu'Aristote exclue des situations tragiques (pouvant être représentées et engendrant frayeur ou pitié) celles qu'il qualifie de "contraires à l'humain "qui éveillent elles la répulsion. Seul l'imaginaire peut alors appréhender l'indicible.
Nicolas Tertulian, philosophe, part de la remise en cause par Adorno de la philosophie hégélienne de l'histoire : face à l'absolu négatif qu'est l' univers concentrationnaire, la proposition de Hegel, infléchir le cours de l 'histoire par des médiations, "relève du domaine de l 'illusion ". Il rappelle aussi que Adorno conclut à "l'incapacité du réalisme à figurer l' horreur " sans pour autant accepter de renoncer à représenter le pire. Christian Delage, historien étudie au centre du problème de la représentation la production cinématographique nazie qui avait pour but de glorifier la race aryenne. Or sauf quelques metteurs en scène comme Leni Riefenstalh, la difficulté d'intéresser les spectateurs à des prototypes amena les cinéastes à développer une imagerie très négative des juifs. Et même dans ce cas, les réactions des spectateurs ne furent pas toujours celles escomptées par la propagande : si le film de fiction Le Juif Süss rencontra le succès attendu, les montages de documents filmés dans les ghettos suscitèrent la pitié en révélant le traitement subi par les juifs. La propagande nazie toucha là ses limites. Antoine Grumbach, architecte, pose le problème de la représentation monumentale de l'horrible, à propos du monument du camp de Sachsenhausen, dans la banlieue immédiate de Berlin, où furent incarcérés et exécutés des Allemands prisonniers politiques, des juifs et des prisonniers politiques de toute l'Europe, puis où les Russes ont exécuté des nazis surtout anciens SS. Ce lieu est celui d'une mémoire multiple et suscite des projets contradictoires (et la convoitise des promoteurs.). Antoine Grumbach propose le vide comme seule solution pour évoquer l'horrible, vide comme le musée juif de Berlin, vide comme le projet de cube de verre de Louis Kahn à New York.
Jean Lebrun a animé le cinquième séminaire, consacré aux génocides dans leur aspect "manipulation et rhétorique " François Bedarrida, historien définit au-delà du "devoir de mémoire " le "devoir de connaissance ", la constitution d'un savoir seul apte à construire une mémoire vraie. Il rappelle aussi la définition du génocide, terme crée en 1944, codifié par l 'ONU en 1948, et ses trois caractéristiques : programme calculé d' extermination par la puissance d'un état et dont l'exécution est camouflée. Dans le cas de génocide une forte volonté d'occultation (marquée par des images truquées, des langages codés. ) en fait la "négation même de la condition humaine " à Auschwitz comme au Rwanda.
James Burnet, écrivain et journaliste analyse les conséquences au Cambodge de la "reconversion " des Khmers rouges. Il constate la non-reconnaissance du génocide par les Nations-Unies qui ont conclu à une "responsabilité collective du peuple cambodgien " pour éviter un tribunal international. Ce silence a été permis par l'accord des grandes puissances pour réintégrer les anciens dirigeants khmers rouges. Cette situation rend impossible la reconstruction d'une identité comme l 'a dit le réalisateur Rithy Panh "trente années de violence, de peur et de misère forment le fardeau d'une génération en détresse.
Mareck Sliwinski, démographe, tente de déterminer si l'extermination au Cambodge a été un acte de génocide.25% de la population totale, 83% des officiers, 67% des policiers, 60% des fonctionnaires ont été tués (alors que dans une population les groupes politisés ne dépassent pas 5% en moyenne). La masse même des exécutions permet la qualification de génocide. De même l' intention de détruire est manifeste, les khmers rouges ont expulsé les étrangers pour ne détruire que les Cambodgiens sur la base d'un système de classification préétabli qui prouve à lui seul l'intention génocidaire. Claudine Vidal, sociologue constate à propos du génocide des Rwandais tutsis et le retard des grandes puissances à reconnaître le génocide et l'existence d'un discours négationiste visant à démontrer qu'il n'y a pas eu volonté de détruire les Rwandais tutsis (puisque la réalité du massacre ne peut elle, être niée). Les arguments avancés jouent sur l'imaginaire européen à propos de l'Afrique pour masquer le génocide en le réduisant à des massacres sans intention.
Jean Franklin Naradetzki, psychanalyste " décode " les falsifications concomitantes au génocide de Bosnie rappelant les origines du plan de 1990, les termes utilisés par les Serbes et repris par la presse (guerre civile pour masquer guerre de conquête, d'affrontements inter-ethniques au lieu de génocide.) et montre comment les serbes utilisent cette propagande pour brouiller l'image du conflit.
Le sixième séminaire : commémorer : des conflits ; une exigence a été introduit par Pierre Nora qui constate l'inflation des commémorations et montre le contraste entre l 'anémie des commémorations " étatiques " 14 juillet, 11 novembre et la vigueur des commémorations identitaires, locales voire nationales. Il recentre ensuite le débat sur celles qui sont liées aux guerres, aux " mémoires douloureuses ". Jean-Luc Einaudi, écrivain, traite du 17 octobre 1961, fait l'historique du refus de reconnaître les faits et de les commémorer en France. Il étudie aussi l'histoire de la commémoration en Algérie officielle mais mythifiante, sans volonté d'établir les faits, de rechercher les témoignages .
Madeleine Rébérioux, historienne, retrace l'histoire de la commémoration d' Oradour, faisant apparaître trois acteurs, l'état, le parti communiste et la communauté villageoise, et établissant la chronologie des accords et désaccords jusqu'à novembre 1993 où la construction hors du village d'un centre de mémoire a réconcilié les différents participants de cette mémoire . Annette Wievorka, historienne étudie la commémoration de la rafle du Vel' d' Hiv', symbole de la déportation de tous les juifs de France, des discours et prières des morts à la revendication par les " fils et filles de déportés " d'une reconnaissance de la culpabilité de l'état. Jean-François Forges, historien, s'interroge sur la portée réelle des commémorations , leurs erreurs, leurs silences, s'inquiète de la disparition progressive de l'étude des faits dans les programmes scolaires au moment où se reproduisent des faits similaires et plaide pour une éducation plus qu'une commémoration. Patrick Lacoste, psychanalyste, recherche dans l'analyse du négatif des armes contre le négationisme et rappelle que commémorer ne peut être seulement la répétition d'autres commémorations et que être ensemble ne saurait dispenser " d'exhumer des repères ".
Gérard Namer, sociologue, redonne à la commémoration ses caractères de politique de la mémoire et s'interroge sur la " confiscation sociologique du besoin de commémorer ". A travers l'exemple des commémorations spontanées du printemps 1945 à Paris, il retrace le besoin des groupes d'affirmer leur identité, en dehors même de la saturation des commémorations médiatiques. Catherine Coquio, maître de conférences en littérature comparée, introduit la réflexion sur la mémoire en relevant la multiplicité des commémorations de 1998. Elle souligne les éclairages réciproques du passé et du présent et propose pour surmonter les effets d'un génocide " humanité fracturée " un travail " transdisciplinaire et intercommunautaire ".
Thierry de Duve, historien de l'art, rend hommage à Jean-François Lyotard et se demande " le musée d'art a-t-il encore une légitimité?". Pour lui, la présentation des ouvres légitime leur collection et leur conservation ; mais le musée confère aux objets qu'il expose et conserve le statut d'ouvres d' art et l'exposition S21, par Christian Caujolle, de photos de victimes du génocide cambodgien, pose le problème du statut de l'ouvre d'art ; l'ouvre des bourreaux peut-elle être une ouvre d'art? Georges Bensoussan, historien, souligne "les paradoxes d'un devoir de mémoire". Pour lui l' image généralement donnée de la Shoah enferme les juifs dans une image de victimes sans renvoyer explicitement au problème des responsabilités sociales dans le génocide.
Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue, montre à propos de l'épuration ethnique en Yougoslavie que le génocide contemporain produit une image floue puisque la version officielle des assassins se fait toujours entendre avec plus de force que celle des victimes. Les expositions de photos posent la question non plus du pourquoi mais du " comment est-ce possible ? " car la photo par sa présence immédiate interdit de trouver refuge dans des commentaires.
Denise Mendez, journaliste, retient en Amérique latine, la méfiance de " los de abajo " descendants d'Indiens et d'Africains, envers l'histoire officielle qui est celle de la victoire des européens et la constitution d' une mémoire mythique peuplées de héros justiciers et de cultes syncrétiques dont la littérature se fait le reflet.
Bernard Ogilvie, philosophe, voit dans le "devoir de mémoire" le signe d' un effacement en cours, puisque le passé est toujours saisi par un présent. Il définit le devoir de l'historien, expliciter la présence de ce présent dans la re-création du passé et propose de renouer le rapport entre anthropologie et histoire en renonçant peut-être à définir " l'humain " pour mieux le respecter.
Fethi Benslama, psychanalyste, conclut ce séminaire en remettant en cause LA mémoire, en décrivant une " pluralité de stratifications mémorielles " dont la " mémoire " est une reconstruction influencée par le présent, signalée par le mémorial. A partir d'exemples algériens il montre que la construction de cette " mémoire " peut aller jusqu'à incorporer le bourreau dans la victime elle-même et que le " devoir de mémoire " ne peut constituer à lui seul une prévention de la violence extrême. Le dernier séminaire était consacré au Tribunal pénal de La Haye, dont les magistrats témoignent.
Emmanuel Decaux, professeur de droit international présidait ce débat. Il évoque les origines de ce tribunal et en définit les finalités. Jean-Jacques Heinz, greffier-adjoint au Tribunal de La Haye, expose la compétence du tribunal, sa place par rapport aux juridictions nationales, son organisation, et son système de procédure.
Sylvie Pantz, magistrat coordinateur d'enquêtes, évoque leur difficulté et les problèmes de protection des témoins. Difficulté de trouver des témoins directs dans notre époque où les événements sont pourtant surmédiatisés, dans une enquête rapide en Bosnie ou au Rwanda, parce que les victimes ne connaissent en général que les exécutants, difficulté de leur demander de témoigner directement face aux bourreaux et d'assurer leur sécurité et celle de leurs proches alors que le tribunal ne peut les inciter à émigrer tous. Almiro Rodriguez, juge, définit le rôle du juge de ce tribunal, propose une évaluation de cette action, et décrit l'attitude qui permet de remplir leur mission : contribuer au rétablisement de la paix entre les êtres humains. Yves Ternon, historien, retrace l'histoire de l'établissement d'un principe universel de justice auquel les états doivent se soumettre. Pour cela les juristes eurent à résoudre trois problèmes : définir l'infraction, établir la responsabilité des individus, identifier les participants d'une entreprise criminelle collective. Yves Ternon établit ensuite la chronologie de la mise en place du Tribunal international. Henri Leclerc, président de la Ligue des droits de l'Homme conclut ce séminaire en constatant que ce droit international qui avait si longtemps paru utopique, avance malgré d' énormes difficultés, malgré les imperfections des états, malgré les tentations d'élargir trop le champ de ce tribunal (en risquant par là de le vider de son sens). Pour lui, cette création instaure cinquante ans après la déclaration universelle des Droits de l'Homme, un régime de droit.
L'ensemble de ces séminaires compose une mosaïque d'éclairages divers dans lesquels les analyses psychologiques et sociologiques côtoient les exposés de faits, les témoignages, les interprétations d'historiens. Des thèmes se répondent dans des interventions très différentes:
- la difficulté de l'art à témoigner de " l'horrible "
- l'impossibilité pour les victimes de communiquer leur expérience, d' identifier leurs vrais bourreaux, ceux qui portent la responsabilité de la décision et non les exécutants,
- le rôle des témoins intercesseurs entre la victime et la collectivité,
- la nécessité de l'oubli pour la continuation de la vie et le besoin de prise en charge du passé par un collectif pour libérer l'individu,
- le poids du consensus dans la mémoire collective. Ces contributions autour d'expositions forment une mosaïque qui peu à peu précise les modalités et les résultats du travail de la mémoire, individuelle et collective, sur les individus qui en ont été trop souvent malgré eux les acteurs comme sur les sociétés.
De l'ensemble se dégage aussi une réflexion sur le rôle de l'historien, celui que le corps social lui assigne, celui que sa déontologie lui prescrit. Plusieurs intervenants, dont Jean-Luc Einaudi qui est actuellement au centre d'un procès et d'une polémique sur le rôle de l'historien, rappellent qu'il assure un devoir de mémoire, au sens de devoir d' investigation sur le passé, qui va très au-delà du rôle de gardien de mémoire communément reconnu. Pascal Ory plaide pour que soit évitée l'erreur de transformer l'histoire en " simple lecture judiciaire du passé ", propre à apaiser les inquiétudes d'une société qui a vu s'effondrer ses certitudes. Tous définissent le travail d'histoire comme une enquête qui est certes souvent déclenchée par des préoccupations contemporaines, mais qui doit se dérouler " à la seule lumière des objectifs que se donnaient les auteurs sans faire intervenir aucunement les notions morales de décadence ou de crime, par exemple " (P.Ory) et qui diffère du travail de construction de la mémoire, même si cette mémoire devient l'un de ses matériaux.
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Citation:
Monique Tapie-Pech. Review of Bacot, Jean-Pierre, Travail de mémoire, 1914-1998.
H-Francais, H-Net Reviews.
February, 1999.
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